Dans un pays où il est culturel de se serrer la main ou de se faire la bise pour se connecter à l’autre, la distanciation sociale va-t-elle chambouler l’impact du rôle mobilisateur du management ? Nos façons de nous saluer au travail vont-elles changer durablement ou reviendrons-nous à nos habitudes passées ?
Des chercheurs du CNRS se penchent actuellement sur l’impact de la crise du coronavirus sur nos relations humaines. Il faudra attendre quelques mois, au moins, pour se faire une idée de la manière dont nos interactions sociales et humaines ont été, et seront, ou pas, bouleversées.
En attendant, posons-nous un instant et ouvrons-nous à la réflexion. Finalement, se toucher est-il la seule et bonne façon d’entrer en contact ? Comment et pourquoi nous saluons-nous ? Et le regard dans tout cela ? N’est-ce pas le moment de se réinventer et de se recentrer sur l’essentiel, comme le contexte nous y a si bien habitué jusqu’à maintenant ?
Pourquoi et comment se salue-t-on ?
Dans notre culture occidentale, le salut le plus commun est sans doute le «Bonjour, comment ça va ?». Nous exprimons fréquemment ces quatre mots de façon automatique. Nous nous regardons rarement dans les yeux quand nous faisons cela. C’est un salut bref qui permet de se faire repérer, mais surtout d’en finir rapidement, souvent sans intention d’écouter la réponse. Amusez-vous à répondre « moi ça ne va pas très bien », vous pourriez être surpris par le nombre de personnes qui, en continuant leur chemin, répliquent « cool, très belle journée ». Cette formule qui était à l’origine une porte d’entrée à une conversation, est devenue avec le temps une simple phrase jetée dont on a oublié le sens. Peut-être est-ce dû à la vie qui nous bouscule. Pourtant, dans un moment où plus que jamais nous cherchons à réengager et encourager le collectif, être présent à l’autre avec une réelle envie de l’écouter est une façon de le reconnaître, et cela pourrait être un début « simple comme bonjour » pour chacun d’entre nous, et notamment en entreprise, pour un manager qui veut manager avec qualité.
Des chercheurs en sciences humaines ont observé de très près ce qu’ils appellent les rituels d’entrée en relation. Ils ont trouvé que ce rituel de connexion avait pour raison d’être le lien social avec au moins 2 intérêts :
- Faciliter les relations sociales, c’est-à-dire les contacts, les échanges entre les personnes qui appartiennent à un groupe,
- et protéger les individus, en leur assurant régulièrement qu’ils ont une place dans le groupe et qu’ils ne sont pas perpétuellement menacés d’être rejetés ou obligés de se soumettre.
À en croire une théorie populaire, se serrer la main était, à l’origine, un geste de paix. Tendre la main montrait que vous n’étiez pas muni(e) d’une arme et secouer celle de l’autre était un moyen de s’assurer que lui non plus ne nous réservait pas de mauvaise surprise. Une poignée de main, une bise, un regard… ces gestes et attitudes peuvent transmettre tant de messages… Au fil de l’histoire, ils étaient tour à tour utilisés pour témoigner son amitié, sceller une affaire ou encore montrer sa foi.
Et avant tout cela, il y a des siècles et des siècles, le regard et les sourcils jouaient déjà un grand rôle, bien avant la parole, pour avoir ou donner de la reconnaissance à l’autre.
La première façon de se saluer fut de s’observer à travers nos sourcils. Le visage humain s’était peu à peu modifié et les sourcils affinés, leur donnant de nouveaux rôles sociaux. Selon une étude publiée dans la revue scientifique Nature Ecology and Evolution, nos deux sourcils auraient avant tout une fonction sociale. « Les mouvements des muscles du visage ont permis de bouger les sourcils de haut en bas et de manifester des émotions plus subtiles », souligne Paul O’Higgins, auteur de l’étude et professeur en anatomie. « Ça nous a permis d’être plus sociables. Une fois l’agressivité passée: un simple haussement de sourcils permettait de sympathiser ou de se reconnaître au loin », renchérit Penny Spikins, archéologue et co-auteur du travail scientifique interrogé par The Guardian.
Colère, surprise, peur ou joie… Les sourcils sont d’incroyables reflets de nos émotions. « Nous sommes passés d’une position de compétiteur, où être intimidant était un avantage, à une situation où il était préférable de s’entendre avec d’autres, de se reconnaître et même de sympathiser », ajoute Penny Spikins.
Plus récemment dans son livre « Don’t Look, Don’t Touch », Val Curtis, spécialiste du comportement à la London School of Hygiene and Tropical Medicine, affirme que le baiser et la poignée de main pourraient signifier qu’on fait confiance à l’autre personne au point de partager nos microbes. C’est pour cette raison que cette pratique alterne pics de croissance et périodes de rémission en fonction des préoccupations de santé publique et est-ce peut être aussi pour cela qu’à peine sortis du confinement, juillet nous montre que beaucoup d’entre nous ont déjà fait tomber les masques et oublié quelques gestes barrières.
Se connecter à l’autre, se saluer, est un signe de reconnaissance qui a pour intention de montrer, tous les jours, que nous existons pour autrui et qu’il respecte notre intimité. C’est le principe de la réciprocité : « dire un vrai bonjour » n’est valable que si c’est partagé.
Bien gérés, les signes de reconnaissance consolident la relation, la cohésion d’une équipe et la motivation. Une réponse à des besoins vitaux. Nos manières de nous comporter – par exemple, de nous saluer – puisent une partie de leurs racines dans la loi du vivant. Lorsque deux oiseaux se rencontrent, ils peuvent s’ignorer, s’affronter ou se lier entre eux par des signes. Ils n’ont pas de mots à disposition, mais ils négocient quand même leurs places respectives et, fruit du hasard, ils se regardent et se voient.
Le fil conducteur de tout cela, qui n’a jamais bougé, au-delà des territoires, des cultures, des siècles et des pandémies, c’est le regard, le « contact visuel ». C’est un puissant moyen de communication. À travers les regards, on envoie des messages conscients et inconscients qui exercent une grande influence dans n’importe quelle situation. Ils font partie de cette communication cachée qui marque la perception mutuelle. Les regards constituent un monde à déchiffrer et ils méritent d’être pris en compte. Le contact visuel et son interprétation sont étroitement liés aux amygdales, une partie du cerveau liée aux émotions. Le plus fascinant à propos du contact visuel est qu’il s’agit d’une langue à la fois subtile et frappante. Ne dit-on pas que les yeux sont les fenêtres de l’âme ?
Se regarder et se saluer pour se connecter, se reconnaitre,
et ainsi faciliter les liens sociaux.
Comment se salue-t-on dans le monde ?
Les individus se saluent partout dans le monde mais rarement en se faisant la bise à la française. Tout le monde ne connait pas la poignée de main à la businessman, et si le contact physique est courant dans les pays latins, le contact visuel est présent dans le monde entier.
- Chez les Masaïs on forme un cercle et chacun saute le plus haut possible pour accueillir un nouveau membre dans l’équipe.
- Avant de se saluer, les Tibétains tirent légèrement la langue. Cela pour montrer qu’ils n’ont pas la langue noire, caractéristique d’un roi tibétain tyrannique du 9e siècle.
- En Grèce on se tape légèrement l’épaule de la main.
- Aux Émirats Arabes Unis une poignée de main suivie d’un frottement de nez.
- Chez les Kalashs au Pakistan, les femmes s’embrassent les tresses pour se dire bonjour.
- Au Royaume-Uni distance oblige, c’est la révérence. Accolades et embrassades sont impensables !
- En Nouvelle-Zélande on fait « front commun ».
- Les Maoris font le hongi qui est l’échange du souffle de vie. Ce rituel de bienvenue consiste à toucher le nez de quelqu’un du bout de son nez en guise de salutation.
- Aux États-Unis c’est toujours à la bonne distance avec le hug. Il s’agit d’une accolade codifiée : un bras au-dessus de l’épaule de l’autre, un bras en dessous et les bustes ne se collent pas.
- Pour le Japon il s’agit de l’art de se pencher. Car le salut fait partie intégrante de l’étiquette, le degré d’inclinaison dépend de la position hiérarchique de la personne saluée.
- En Inde on fait des pieds et des mains. Parce qu’ils sont en contact avec le sol, les pieds sont considérés comme impurs dans la culture indienne. Toucher les pieds de quelqu’un est donc une façon de lui montrer son respect.
Et pour finir ce tour du monde, allons à Pandora (NDLR : il s’agit du monde imaginaire des Navii dans le film Avatar) avec le salut le plus célèbre, nommé le « Sawubona ». Inspiré d’une tribu africaine, cela signifie « je te vois, tu es important pour moi et je t’estime beaucoup ». Il s’agit d’une façon de mettre l’autre en avant, de l’accepter tel qu’il est, avec ses qualités, ses nuances et même ses défauts. En réponse à ce salut, les personnes disent « shikoba », « j’existe donc pour toi ». Le terme sawubona a acquis une envolée autour des années 90 grâce au livre « La cinquième discipline», de Peter Sengue, professeur de l’Université de Stanford, qui parlait des Zoulous. Il soulignait leur magnifique façon d’interagir et de gérer les problèmes entre eux. Ce ne fut sans doute pas un hasard si ces peuples sont devenus l’une des civilisations les plus puissantes du continent africain. Sawubona symbolisait l’importance de diriger sa propre attention sur une autre personne. Cela signifiait comprendre sa réalité sans préjugés, libres de rancœurs. Être conscient des besoins des autres pour mettre en avant l’individu au sein du groupe. Intégrer ce dernier comme une pièce de haute valeur dans la communauté…Les Zoulous maintiennent l’idée selon laquelle les êtres humains n’existent que si les autres les voient et les acceptent.
3 secondes de sa vie pour se connecter à l’autre
Nous ne sommes pas toujours conscients de la façon dont nous regardons les choses ou les personnes et, parfois, nous ne faisons pas non plus attention aux messages que nous transmettons et aux effets que notre regard a sur les autres.
Alors prenons 3 secondes de notre vie dès aujourd’hui pour faire le salut Sawubona et mieux se connecter à l’autre. Etant donné qu’il n’y a plus cette poignée de mains, nous devons faire appel à d’autres sens que celui du toucher. Commençons donc par redonner de la profondeur à notre regard, à le remettre au cœur du salut et de la connexion à l’autre. C’est peut-être aussi le moment, grâce à cela, de réapprendre à être plus sincère en saluant quelqu’un…
Je te vois
A l’heure où l’on a plus que jamais besoin de réengager nos collaborateurs, établir le contact est l’un des meilleurs moyens pour les booster. Le regard joue pour cela un rôle primordial.
Alors faisons du bonjour un rituel de leadership :
Avez-vous déjà observé votre manière de dire bonjour ?
- Tournez-vous votre corps dans la direction de votre interlocuteur, même le temps d’un instant ?
- Appelez-vous votre interlocuteur par son prénom ?
- Le regardez-vous vraiment dans les yeux pendant au moins 3 secondes ?
- Lui adressez-vous un sourire ?
Le salut par la connexion à l’autre est la base de la reconnaissance de l’existence de l’autre. Il marque le respect au sens originel du terme. C’est pourquoi, si vous pensez qu’il ne sert à rien de saluer des individus, rappelez-vous de votre humeur après un voyage en ascenseur sans parole, ni regard échangé et celle après que l’on vous ait dit bonjour et bonne journée : laquelle vous a le plus marqué ?
Alors à la question de notre introduction qui est de savoir si nos façons de nous saluer au travail vont évoluer, nous pensons que le chemin vient de changer. Beaucoup d’entre nous avons appris à se regarder différemment et sans doute avec encore plus d’authenticité. Le Covid nous a projetés, non pas dans l’univers d’Avatar, mais dans celui de notre intimité en nous imposant la vidéoconférence pour nous saluer et nous parler. Et après avoir vu nos patrons, collègues, acteurs institutionnels… parler à leurs enfants en pleine réunion financière, laisser passer la queue du chat devant l’écran d’un comité client ou se présenter à l’écran avec leur plus beau t-shirt, nous avons été obligés de voir ce qui est important, de voir le talent, de voir l’autre tel qu’il est vraiment. Nous nous sommes raccrochés aux regards et nous croyons très fort que ce n’est pas près de changer, même en se retrouvant physiquement.
In fine, Covid ou pas Covid, quand je te vois, je te vois, cela vaut tous les programmes de motivation du monde et c’est « simple comme bonjour ».
Par
Muriel Bolteau
Fondatrice et Dirigeante de Réseau 137